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Politique sanitaire et politique de santé publique

 

La crise sanitaire COVID-19 et l’observation de l’état d’urgence sanitaire au niveau du système de santé

Bernard Cherubini, IRM-CMRP (mars – avril 2020)

La conduite des actions en santé mises en place depuis le début de l’épidémie du coronavirus en France peut être vue comme un révélateur de l’état du système de santé confronté à des exigences extrêmes en matière de surveillance épidémiologique, de système d’alerte, de réseaux sentinelles, de liaison ville-hôpital, de soins de premiers recours, de parcours de soins et plus globalement de prise en charge médicale et préventive. On peut considérer que la pandémie de COVID-19 n’est qu’une simple illustration de la dégradation des liens entre système de soins et système de prévention, au rythme de la mise en place des différentes lois de santé publique depuis la fin des années 1990. Notre investissement en recherche dans le champ de la prévention et de la promotion de la santé avait mis en évidence la difficulté à s’appuyer sur des relations de proximité, de solidarité communautaire et de voisinage, dès lors qu’il fallait solliciter une participation citoyenne au sein de projets en promotion de la santé consistant à renforcer l’axe prévention au sein des politiques de santé publique.

Les précédentes crises sanitaires ont déjà été l’occasion d’alerter sur les limites de la sécurité sanitaire. Durant la canicule de l’été 2003 le professeur Lucien Abenaïm (2003), directeur général de la santé démissionnaire, n’a pas manqué de s’émouvoir devant « la misère de la prévention », et « la faiblesse du pilotage », avec pour seul outil à sa disposition un système d’information peu opérationnel et un traitement de la question comme une « affaire technique ». La période de lutte contre l’épidémie du sida a amené des sociologues de la santé comme Marc Loriol (2002) à dénoncer un « hospitalo-centrisme » et une vision bien trop technocratique au centre de la domination médicale. La pandémie actuelle tendrait à nouveau à mettre en lumière un surdimensionnement des attentes en matière de prévention et de participation citoyenne et un sous-dimensionnement des infrastructures médicales et médicosociales, de possibilités de mobilisation citoyenne.

La question posée est aussi celle de la sidération généralisée face à une crise épidémique et à des risques sanitaires dans l’arène publique et au niveau des professionnels en charge de la gestion des risques. On avait cru percevoir en 2003-2004 une prise de conscience des méfaits liés à l’absence d’anticipation des risques, à partir de l’analyse du cas de la canicule de l’été 2003 (Vassy, Dingwall et Morcott, 2007). Les commissions parlementaires avaient en France commencé à réfléchir de façon assez précise au « risque épidémique » (2004-2005), dans des rapports transmis au ministre de la santé de l’époque, Philippe Douste-Blazy[1]. Plusieurs équipes universitaires ont également abordé ces questions d’un point de vue juridique et historique, celui du droit de la santé et de l’histoire des maladies (Leca et Vialla, 2011). 

De plus, le premier colloque d’anthropologie médicale qui s’est tenu en France en novembre 1983 avait déjà pointé du doigt l’apport de l’anthropologie historique et de l’histoire des sciences, la nécessité de dépasser les « résistances corporatistes trop familières aux institutions françaises » qui font qu’il n’existait pas en France, à cette époque, de  « laboratoires de recherche médicale interrogeant l’histoire de leurs pratiques (…) En effet, les politiques de santé d’aujourd’hui se comprennent difficilement si on ne prend pas en compte leur développement historique et culturel » (Ambroselli, 1987). Plus récemment, à propos du sida, les travaux en histoire de la médecine de Mirko D. Grmek (1989) ont contribué à prendre une certaine distance avec les données épidémiologiques et les premières cohortes statistiques significatives pour interroger « les oracles de la science » et nos connaissances des infections virales « à travers différentes péripéties de lutte contre ce fléau ».

D’une façon générale, les politiques de santé sont insuffisamment abordées dans leur dimension politique par certaines disciplines, en particulier l’anthropologie qui a du mal à les appréhender, selon quelques expressions de Didier Fassin (1996, 2005), en tant qu’« espace politique de santé » ou « dans l’espace politique de la santé », en association avec d’autres disciplines des sciences sociales. Les commandes habituelles en termes de représentation de la maladie et de la santé ou de perception du risque ne sauraient suffire. L’évolution des positionnements des autorités en santé face à l’accélération de la pandémie de COVID-19 peut être utilement analysée du point de vue :

  • Des conditions effectives d’un droit à la santé ;
  • Des conditions effectives de la démocratie sanitaire (participation citoyenne, droit des usagers), versus respect des libertés ;
  • Du déficit de projets au niveau transfrontaliers (au moment où émerge une transnationalisation des politiques de santé de santé) ;
  • De l’abord de ces questions dans le contexte domien (les DOM sont confrontés à une continuité territoriale de type insulaire et au retard de développement de leurs infrastructures de santé depuis la départementalisation de 1946) ;
  • Du déficit de coordination territoriale et intersectorielle (difficultés de la mise en place de politiques régionales de santé) ;
  • De la rupture du lien observée entre médecine de ville et médecine hospitalière (même si toutes les politique de santé publique s’évertuent à réduire cet écart) ;
  • Des enjeux majeurs qui gravitent autour de la prise en charge des personnes âgées, du vieillissement en général ;
  • De l’accusation sociale qui émerge derrière la diversité culturelle (l’ordre moral qui régit les relations inégalitaires au sein du système de santé) ;
  • De « l’hégémonie du chiffre » qui déshumanise la parole politique en matière de santé publique.

Ces quelques constatations ne font que remettre au premier plan la nécessité de développer une anthropologie de la prévention centrée sur le système de santé dans sa globalité (niveau global et niveau local) et sur la « culture de l’institution » qui oriente le raisonnement préventif (Cherubini, 2004, 2005-2006). L’abord de ces questions doit être observé au niveau transfrontalier, européen et international, vu les différences constatées au niveau des conceptions locales, régionales et nationales de la prévention et du soin de premier recours (Cherubini, 2011, 2012).

Se projeter dans « l’après », c’est se projeter au niveau des transformations attendues des systèmes de santé (locaux, nationaux et européens[2]), au niveau des politiques sanitaires et des politiques de santé publique. Il convient pour cela de mettre en place une démarche pluridisciplinaire qui intègre, pour ce qui concerne le système de santé français, des collègues bordelais intéressés (CED, GRETHA, COMPTRASEC, ILD, BPH-EMOS, etc.) par plusieurs domaines spécifiques mais parfaitement complémentaires. Citons par exemple :

  • La santé environnementale, le développement durable, la transition écologique ;
  • L’industrie pharmaceutique, sa délocalisation/relocalisation à l’échelle nationale, européenne, internationale ;
  • La modification des parcours de soins ;
  • La prise de décision en santé publique, la sécurité sanitaire, la biopolitique ;
  • Le renforcement des compétences parentales, l’éducation à la parentalité ; 
  • La politique de la vieillesse, la santé au travail, l’emploi et la protection sociale ; 
  • Le droit de recevoir des traitements appropriés à son état de santé, l’accès à des soins palliatifs ;
  • Les communautés territoriales de santé, les soins de santé primaires, le rôle de la médecine de ville ;
  • La singularité domienne (département, collectivité, région d’outre-mer et RUP) confrontée aux épidémies[3].

Ces différents niveaux d’approche mobilisés autour des axes 1 et 2 du projet OPPEE (Politiques sanitaires et Politiques de santé publique) nous permettent de cerner deux thématiques principales des enjeux globaux de l’épidémie proposées par l’AMI Flash du CRNA :

  1. Des comparaisons intrarégionales, interrégionales et internationales de la gestion de l’épidémie.
  2. L’éthique du soin, de la fin de vie, la responsabilité sociale et environnementale.

Et deux thématiques principales des enjeux globaux de l’après-crise :

  1. L’évolution des politiques publiques environnementales et sanitaires.
  2. L’évolution de la démocratie sanitaire et des droits des usagers.

[1] Sénat, rapport n°332 (2004-2005) : Le risque épidémique (J.-P. Door et M.- C. Blandin, tome 1 : rapport, tome 2 : auditions et annexes).

[2] Au niveau des approches comparatives à l’échelle européenne et internationale, nous envisagions au démarrage de ce projet de nous intéresser plus particulièrement aux situations suivantes :

  • La gestion de l’épidémie du COVID 19 par le système de santé espagnol au niveau des communautés autonomes, plus particulièrement au Pays basque et en Navarre, entre centres de soins primaires (CSP), services d’urgence, services hospitaliers, soins en ambulatoires (Anna Gine March, UPV/EHU)
  • L’héritage des maladies et des politiques sanitaires en Roumanie (Lidia Trausan-Matu, Université de Médecine et de Pharmacie « Carol Davila », Bucarest) ;
  • La gestion des situations frontalières et transfrontalières en période d’épidémie (Sergiu Miscoiu, université Babes-Bolyai, Cluj-Napoca) ;
  • L’impact des nouvelles politiques sanitaires en lien avec la crise épidémique sur les droits de la personne et les droits humains en Roumanie (Snejana Sulima, université Alexandru Ion Cuza de Iasi) ;
  • La gestion de l’impact de l’épidémie en Bulgarie (Petia Gueorguieva, Nouvelle université bulgare de Sofia) ;
  • La gestion de l’épidémie de COVID-19 par les autorités turques (Nicolas Monceau, IRM-CMRP) ;
  • La critique populiste des « corona-sceptiques » face aux actions gouvernementales aux Etats-Unis, en Allemagne et en France (Eric Rouby, IRM-CMRP).

[3] Le cas de La Réunion et de Mayotte nous permettra d’associer dans un premier temps des collègues de l’université de La Réunion et des professionnels du secteur associatif.

 

Références

Abenhaim, L. (2003), Canicules. La santé publique en question, Paris, Fayard.

Ambroselli, C. (1987), « Apport de l’anthropologie historique et de l’histoire des sciences dans l’étude des politiques de santé : la représentation de la peste à la fin du Moyen Age dans l’occident chrétien », dans A. Retel-Laurentin coord., Etiologie et perception de la maladie dans les sociétés modernes et traditionnelles, Paris, L’Harmattan, pp. 13-16.

Cherubini, B. (2004), « L’apport de l’anthropologie à la mise en œuvre d’une politique de prévention : du vécu de la maladie à l’analyse du raisonnement préventif », Autrepart, n°29, 1/2004 (« Les objets de la santé »), pp. 99-115;

Cherubini, B., (2006), « Pour une approche anthropologique des politiques de prévention », Diététique et médecine, 2005-2006, pp. 39-44.

Cherubini, B. dir. (2011), Agir pour la promotion de la santé. Une politique ouverte à l’innovation ? Toulouse, érès (collection « action santé »), 224p.  

Cherubini, B. (2012), « Intervenir en situation d’interculturalité : du pluralisme ethnique guyanais à la santé communautaire transfrontalière », dans B. Cherubini et F. Vedelago (dir.), « Transnationalisation des politiques publiques de santé », Sociologie Santé, n°36, octobre 2012, pp. 121-141.

Fassin, D. (1996), L’espace politique de la santé. Essai de généalogie, Paris PUF.

Fassin, D. (2005), Faire de la santé publique, Rennes, Editions de l’ENSP.

Grmek, M. D. (1989), Histoire du sida. Début et origine d’une pandémie actuelle, Paris, Payot.

Leca, A. et F. Vialla dir. (2011), Le risque épidémique. Droit, histoire, médecine et pharmacie, Bordeaux, LEH édition.

Loriol, M. (2002), L’impossible politique de santé publique en France, Ramonville Saint-Agne, érès.

Vassy, C., Dingwall, R et A. Murcott (2007), « Comment analyser l’absence d’anticipation des risques ? Le cas de la canicule de 2003 en France », Sociologie et Sociétés, Vol. XXXIV, n°1, printemps 2007, pp. 161-179.