Aller au contenu

Attestation de déplacement dérogatoire

 

Droit

La mesure qui marquera l’histoire juridique de la pandémie liée à l’émergence d’un nouveau coronavirus (Covid-19) par son ampleur tant dans son champ d’application que dans l’atteinte aux libertés les plus fondamentales est sans doute le « confinement », c’est-à-dire l’interdiction pour toute personne de se déplacer hors de son domicile, sauf motifs dérogatoires limitativement énumérés par les textes relatifs à l’état d’urgence sanitaire. Ce sont ces exceptions qui supposent de se munir d’une « attestation de déplacement dérogatoire », dont l’absence exposerait le contrevenant à une amende. Chaque personne est donc invitée à se munir de ce document établi par le ministère de l’Intérieur.

Pourtant, rien n’impose dans les textes de se munir de ce document. La seule obligation est, pour les personnes souhaitant se déplacer hors de leur domicile, de se munir « d’un document leur permettant de justifier que le déplacement considéré entre dans le champ de l’une de ces exceptions » (Art. 1er der. al. du Décret n° 2020-260 du 16 mars 2020 portant réglementation des déplacements dans le cadre de la lutte contre la propagation du virus covid-19 ; art. 3.II du Décret n° 2020-293 du 23 mars 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l'épidémie de covid-19 dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire ; art. 4.II du Décret n° 2020-1310 du 29 octobre 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l'épidémie de covid-19 dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire). L’attestation de déplacement dérogatoire n’est donc pas obligatoire et les déplacements peuvent être justifiés par n’importe quel autre document (un jugement de divorce avec les modalités de garde des enfants, un message de confirmation d’un rendez-vous médical, etc…).

Ce caractère facultatif a été confirmé par le Conseil d’Etat dans le cadre d’un recours pour excès de pouvoir dirigé contre le modèle d’attestation proposé par le gouvernement. Indépendamment du fond du litige, la Haute juridiction a qualifié le document de « modèle d’attestation facultatif » dont la finalité est de faciliter la mise en œuvre des dispositions relatives aux déplacements dérogatoires (CE, 20 octobre 2020, n° 440263, Inédit au recueil Lebon, §§ 2 et 4). Dans un arrêt du 22 décembre 2020, le Conseil d’Etat a (ré)affirmé clairement que « l’obligation, pour les personnes souhaitant bénéficier des exceptions à l’interdiction de sortir, de se munir d’un document leur permettant de justifier que leur déplacement entrait bien dans le champ de ces exceptions ne prévoit aucun formalisme particulier, de sorte que tout document apportant des justifications équivalentes peut être produit à cette fin » (CE, 22 déc. 2020, n° 439956, Mentionné dans les tables du recueil Lebon, §6).

Cécile Castaing, maître de conférences, Institut Léon Duguit

Science politique

Pour la science politique, l’attestation de déplacement dérogatoire qui vient appuyer les mesures de confinement et de couvre-feu suscite plusieurs observations et questions, qu’il s’agisse de sa mise en place, de son application, de la position dans laquelle elle place le citoyen, des contestations qu’elle a engendrées ou de sa pertinence.

Elle fait tout d’abord écho aux critiques récurrentes qui alertent face à la progression d’un « Etat policier », défini par une limitation progressive des libertés, une surveillance et une répression accrues. En France en particulier, l’attestation renvoie à un imaginaire encore relativement prégnant du temps de l’occupation et des papiers (Ausweis) exigés par les soldats allemands pour justifier certains déplacements. Ces critiques expriment une méfiance envers l’Etat dont la finalité serait le contrôle de la population plutôt que la garantie de ses libertés. Cet élément soulève la question de la perception des finalités d’une telle mesure par les protestataires et donc de la raison de son opposition. Il soulève également la question de la place du citoyen au sein de l’Etat et comment il est perçu par ce dernier.

La mesure traduit un sentiment de la part de l’Etat selon lequel l’appel au civisme et à la responsabilité individuelle sont insuffisants. Cela peut être justifié par la situation exceptionnelle et la volonté politique de « ne pas prendre de risque » et d’appliquer des mesures restrictives pour obtenir des résultats probants, rapides et facilement communicables. Aussi, Jean Castex indiquait-il lors de son le 29 janvier que les contrôles allaient être renforcés dans le cadre du couvre-feu parce que « les dérivent de quelques-uns ne sauraient ruiner les efforts de tous » (discours de Jean Castex, 29 janvier 2021).

Politiquement cependant, la nécessité d’une attestation pose la question de la perception de l’individu par l’Etat dans la mesure où elle laisse l’impression qu’il aurait des comptes à rendre et où il devrait accepter de justifier une activité qui n’a jamais été, traditionnellement, soumise à justification. De plus, cette mesure donne l’impression que le droit supplante l’observation, qu’il existe une complexification injustifiée – liée à la bureaucratie et la culture de la paperasse – d’activités et de démarches quotidiennes. La réalité du fait de promener son chien ou de faire son jogging est établi via l’attestation et non la simple observation par exemple.

Ainsi, si les mesures de confinement ont connu de multiples applications à travers le monde, l’attestation de déplacement, elle, reste l’exception plus que la règle. Certes, d’autres Etats que la France ont mis en place des mesures similaires (Espagne et Italie), voire plus contraignantes (l’obligation pour les personnes contaminées d’envoyer une selfie de leur domicile pour vérifier le respect de la mise en quarantaine en Pologne) et qui ont soulevées des questions éthique et juridique (le recours à la géolocalisation via les données des téléphones sans autorisation préalable en Israël ou le « pass numérique » à Taïwan). Mais pour l’exécutif en France « l’attestation va avec le confinement. S’il n’y avait plus l’attestation, il n’y aurait plus de confinement » (Alexandre Pedro, « L’attestation de déplacement, un mal nécessaire ? », lemonde.fr, 11 décembre 2020). Or, force est de constater que cela n’est pas vrai dans une majorité des Etats. De plus, il n’existe pour l’instant aucune preuve de son effet sur la courbe des infections et s’apparente donc plus à un choix politique qu’à une recommandation d’experts sanitaires.

L’attestation de déplacement – et par prolongement le contrôle du confinement de manière générale – semble donc pouvoir apporter des éléments d’éclairage sur la culture juridique et politique des pays qui la mette en place, ainsi que sur les réflexes en matière de politiques publiques des Etats en période de crise. Elle donne également des indications sur le contexte culturel et sociétal plus global comme cela a pu être observé pour le port du masque : adopté quasi-naturellement dans certain cas, symbole d’un « musellement » dans d’autres.

Eric Rouby, postdoctorant à l'OPPEE, IRM-CMRP