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Union nationale

 

Science politique

Les appels à l’union nationale sont une constante de la vie politique française depuis le début du XXème siècle. Véritable mythe politique qui repose sur une mécanique discursive et un spectacle politique bien rôdé, l’union nationale ne s’est que rarement objectivée dans l’institution par la formation de « gouvernement d’union nationale ». Les quelques exemples qui parsèment l’histoire française démontrent, de plus, la fragilité institutionnelle et politique de ces rassemblements comme leur courte espérance de vie. Cette précarité atteste la forte dépendance des appels à l’union à la manifesteté des éléments contextuels sur lesquels ils se fondent et sans laquelle ils sont perçus au mieux comme de simples déclarations d’intention, au pire comme des promesses intéressées. Au-delà de la construction historique de ce mythe politique et de ses conditions de réussite, l’appel à l’union nationale interroge quant à son articulation avec les principes qui fondent nos démocraties pluralistes : parce qu’il tend à ramener la politisation des désaccords à un débat de nature politicienne, il oppose unanimité et consensus et corrélativement préfère à l’organisation institutionnalisée de la confrontation des points de vue, l’imposition de la volonté du chef charismatique.

D’une guerre à l’autre : la construction historique d’un mythe politique 

L’union nationale peut être définie comme le rassemblement de l’ensemble des citoyens d’une nation qui, mettant de côté, au nom d’un intérêt supérieur, leurs différences sociales, culturelles et politiques, décident d’œuvrer ensemble au bien commun. Concrètement, l’union nationale a lieu lorsque la majorité des forces partisanes décident de s’allier en vue de la réalisation d’un objectif impérieux. Cette alliance prend alors généralement la forme d’un gouvernement d’union nationale dans lequel les responsabilités sont partagées entre les représentants des principaux partis. Cette idée d’union nationale s’est installée progressivement dans l’imaginaire politique français pour in fine se constituer, dans l’après Seconde Guerre mondiale, en véritable mythe politique[1]. On a coutume d’en attribuer la paternité au Président Raymond Poincaré qui, dans son message aux assemblées du 4 août 1914, en appelle à l’« union sacrée » pour faire face à la guerre contre la Prusse. L’ensemble des forces parlementaires se range alors derrière cet appel qui résonne en dehors de l’hémicycle et conduit au ralliement de la CGT et plus tard de l’Action Française. L’entrée des socialistes au gouvernement entérine alors la mise en place institutionnelle de l’union qui se brisera en 1917 avec le départ de la SFIO. Georges Clémenceau, à la fin de la Grande Guerre, puis Gaston Doumergue, à la suite des émeutes du 6 février 1934, reprennent les fondements de l’appel de Poincaré et, en dépit d’un succès plus mitigé, participent à faire de l’union nationale un moyen désormais perçu comme pertinent et légitime pour surmonter les crises. C’est la Seconde Guerre mondiale qui donne véritablement son caractère mythique à l’union nationale[2]. En 1943, le rassemblement des forces de la Résistance, toutes tendances politiques confondues, au sein du CNR, en vue de lutter contre la politique collaborationniste de Vichy, ainsi que l’adoption, en 1944, du programme du CNR qui continue aujourd’hui d’être célébré en exemple, assoient la force symbolique de la notion et révèlent par là même son potentiel performatif. Le général De Gaulle finit d’en dessiner les contours et, cherchant à se construire comme l’incarnation même de l’union nationale, perpétue son souvenir de même qu’il en entretient la mystique au sein de la Vème République via, notamment, la création du RPF.

Un imaginaire ancien au fondement de l’union nationale : perversité de la division et culte du sauveur

Mythe moderne qui naît et se construit donc avec les grands traumatismes du XXème siècle, il reste qu’il faut aussi le replacer dans le contexte de l’émergence des masses en politique et de l’institutionnalisation subséquente des partis politiques censés médiatiser les conflits traversant la nation et défendre les intérêts des groupes sociaux qui y sont engagés. L’appel à l’union nationale de Poincaré ne peut ainsi être détaché de l’influence grandissante, au sein des collectifs de travail, du paradigme marxiste et des organisations politiques et syndicales s’en revendiquant. Le fait que la Révolution russe participe à faire céder l’alliance atteste que l’union nationale, par-delà les déclarations appelant à l’unité nécessaire face à l’ennemi prussien, revêt dès l’origine un caractère stratégique visant à neutraliser les adversaires socialistes et communistes. Elle puise, pour cela, dans un imaginaire politique ancien qui mêle organicisme politique hérité de la monarchie, culte de la réunification nationale issu de la Fête de la Fédération de 1790, notion de « patrie en danger » tirée de la déclaration de l’Assemblée française de 1792[3]. Ces doctrines ont pour caractéristique commune de faire de la division et des conflictualités politiques des périls, voire des crimes, menaçant la survie même du collectif : individu, corporation, parti, sont dans cette perspective présupposés factieux et suspectés par avance de pervertir le bien commun et d’empêcher la découverte de l’intérêt général. Le désintéressement véritable ne peut dès lors naître que de l’unanimité que sous-tend l’appel à l’union nationale. Il ne peut, en outre, provenir que d’un chef abnégateur, rassembleur et pourfendeur des divisions, figure qui n’est alors pas sans rappeler certaines représentations du passé telles qu’ont pu en produire la chrétienté, la royauté et l’empire.

Les conditions contextuelles de l’appel à l’union : une rhétorique entre guerre et paix

Malgré cette puissance symbolique et ce fort potentiel performatif, l’union nationale n’a pu se réaliser et se concrétiser dans des gouvernements que très exceptionnellement. En outre, quand bien même des coalitions gouvernementales auraient pu se former, l’union s’est révélée fragile et s’est rompue rapidement. L’analyse des réussites et des échecs de ces expériences politiques montrent ainsi une dépendance sensible de l’union nationale au contexte dans lequel elle naît et sur lequel elle s’appuie. La réunion de certaines conditions paraît cependant favoriser, sans la garantir, sa réalisation : l’unité des forces politiques semble devoir prendre corps dans un contexte de guerre ; se faire pour un temps limité et sur un programme précis ; cibler un ennemi commun bien identifiable et perçu, au moins majoritairement, comme responsable du conflit. La rhétorique de l’unité est ainsi avant tout une rhétorique pour temps guerriers, comme l’atteste d’ailleurs les exemples étrangers d’union nationale au Portugal, en Allemagne ou en Grande-Bretagne. Reste toutefois que sa force mobilisatrice et sa dimension stratégique ont pu motiver certains leaders politiques à adapter le discours de l’union aux temps de paix et à faire de la réunification nationale un remède efficace contre diverses crises. Si Paul Doumergue est celui qui initie cette retraduction discursive – l’union nationale comme solution à la crise institutionnelle provoquée par l’action des ligues d’extrême-droite –, d’autres lui ont emboité le pas, en particulier durant la période contemporaine : François Fillon, alors Premier ministre, appelle à l’union nationale pour faire face à la crise économique de 2008 ; à la suite des attentats de novembre 2015, François Hollande, président de la République, fait de même et réunit le Congrès de Versailles ; Emmanuel Macron déclare officiellement le 16 mars 2020 vouloir l’union nationale pour faire face à la crise sanitaire, appel réitéré le 13 avril dans une déclaration qui fera naître les rumeurs, bien vite oubliées, de formation en cours d’un gouvernement d’alliance. Cette retraduction passe toutefois par une bellicisation de la crise et par la nomination de responsables pouvant être désincarnés. Emmanuel Macron use symptomatiquement de ces procédés discursifs appelant, dans son intervention de mars 2020, les Français et les Françaises à mener avec lui la « guerre » contre le virus : « Nous sommes en guerre, en guerre sanitaire certes. Nous ne luttons ni contre une armée ni contre une autre nation, mais l’ennemi est là, invisible, insaisissable, et qui progresse. Et cela requiert notre mobilisation générale […] Nous sommes en guerre. J’appelle tous les acteurs politiques, économiques, sociaux, associatifs, tous les Français à s’inscrire dans cette union nationale qui a permis à notre pays de surmonter tant de crises par le passé. »

Union nationale et démocratie pluraliste : une articulation périlleuse

L’appel à l’union nationale, ce mot qui « claque comme un drapeau »[4] et qui sonne l’heure de la profession de foi patriotique, paraît mal s’articuler avec les fondements et les principes de la démocratie libérale[5]. Parce que la rhétorique de l’union passe par une délégitimation et une dépolitisation des conflictualités et se conçoit comme une injonction à s’aligner sur les objectifs définis par le leader, elle n’est pas faite, par définition, pour garantir le pluralisme démocratique et l’organisation institutionnalisée de la controverse inhérente au politique. In fine, elle oppose au consensus, qui implique une délibération préalable, l’unanimisme, qui exige l’alignement sans discussion. Cet antipolitisme s’accompagne logiquement d’une convocation de la figure du traître qui permet d’assimiler toute mise en question de l’union nationale à la défense d’intérêts personnels, défense égoïste, négatrice de l’intérêt national et annihilatrice de toute action. Dans cette perspective, la rhétorique de l’union s’adresse avant tout à l’opposition politique dont la place dans les unions n’est jamais assurée mais qui finit toujours par être relativement neutralisée. L’union nationale pourrait être aussi bien définie comme un retour de la prévalence de la légitimité charismatique sur celle légale-rationnelle, retour justifié par ces défenseurs par l’exceptionnalité et l’ampleur de la crise à laquelle elle entend répondre. Cette valorisation de la figure du chef au détriment de la loi et qui perturbe, dès lors, le fonctionnement démocratique vient aussi éclairer la précarité de la réussite des unions nationales. Nécessitant que le leader bénéficie d’un fort soutien populaire, elles peuvent très rapidement être perçues comme des tentatives stratégiques de regagner des points de crédibilité dans les sondages à la veille d’élection ou de réduire l’influence d’un adversaire gênant dans la compétition pour la conquête ou la conservation des postes de pouvoir. Ainsi François Hollande a-t-il été accusé de vouloir attirer à lui les votes de la droite ou Emmanuel Macron de tenter, via l’endossement du rôle de chef de guerre et l’état d’urgence, d’enrayer l’augmentation depuis 2018 de son impopularité.

Clémence Faure, docteure en science politique, IRM-CMRP


[1] Par mythe politique nous entendons une « fabulation, déformation ou interprétation objectivement récusable du réel [qui] exerce aussi une fonction explicative, fournissant un certain nombre de clés pour la compréhension du présent, constituant une grille à travers laquelle peut sembler s’ordonner le chaos déconcertant des faits et des événements [...] ce rôle d’explication se [doublant] d’un rôle de mobilisation » GIRARDET Raoul, Mythes et mythologies politiques, Paris, Seuil, 1986, pp. 13-14

[2] MEDIONI David, « l’Union nationale : mythe tenace de la politique française », disponible sur jean-jaures.org

[3] ALBERTINI Dominique, « Interview d’olivier Dard : l’union nationale. Un "classique de la politique en temps de crise", Libération, 17 mars 2020, disponible sur https://www.liberation.fr

[4] JUVIN Hervé, « L’union nationale, chimère ou bonne idée ? », Le Débat, 2016/2 (n° 189), p. 47

[5] ALBERTINI Dominique, « Interview d’Olivier Dard… », ibidem