Aller au contenu

Guerre contre la Covid

 

Science politique

Pour annoncer le premier confinement, dans son discours du 16 mars 2020, Emmanuel Macron avait frappé les esprits en recourant à une rhétorique guerrière. Il avait ainsi employé une formule choc : « Nous sommes en guerre », assénée à six reprises. Quelques jours plus tard, en visite à Mulhouse, le 25 mars, le président avait persisté dans cette rhétorique, employant de nouveau le terme de « guerre ».

L’usage de ce mot – et la mobilisation de l’imaginaire qui l’accompagne – ont pu surprendre. D’abord parce la tendance était plutôt, dans le discours politique, à refuser l’emploi de ce terme anxiogène, y compris pour décrire des situations traditionnellement qualifiées de guerre. Ainsi, dans le domaine de l’action militaire, et notamment lors des conflits en ex-Yougoslavie dans les années 90, puis en Afghanistan (à partir de 2001) ou en Libye (2011), les responsables politiques rechignaient à parler de guerre, préférant les notions d’« intervention » (souvent qualifiée d’humanitaire), ou d’« opération extérieure ». En France, le gouvernement avait, à grande peine, rejeté le terme de guerre pour décrire la participation de ses forces au conflit en Afghanistan, y compris après la mort de 10 soldats français, au combat, en août 2008[1]. Les raisons de cette réticence à appeler un chat un chat découlaient partiellement de considérations juridique (constitutionnellement, c’est au Parlement de déclarer la guerre, même si cette pratique est tombée en désuétude), stratégique (les guerres d’aujourd’hui ne ressemblent pas au modèle de guerre, interétatique et conventionnel, qui continue de prédominer dans les représentations que se font responsables politiques et militaires de la guerre), et politique (il s’agit de minimiser la nature des activités militaires menées à l’étranger pour ne pas s’attirer l’opposition d’une opinion publique « post-héroïque[2] », réputée réticente aux pertes si ce n’est à la guerre elle-même).

La résurgence d’une terminologie guerrière dans le discours politique est donc un événement notable, intervenu en France avec les attentats terroristes de novembre 2015. Dans un discours devant le Parlement réuni en Congrès à Versailles, François Hollande, alors président, avait endossé une rhétorique guerrière, très proche de celle de son successeur à l’Elysée, affirmant : « La France est en guerre ». Cette déclaration de guerre, comme celle d’Emmanuel Macron, intervenait dans un contexte de crise aigüe (terroriste dans un cas, sanitaire dans l’autre), en vue d’inciter à une union nationale et de justifier des mesures d’exception (prolongation de l’état d’urgence d’un côté, instauration d’un « état d’urgence sanitaire » de l’autre). De ce parallèle, l’on comprend que l’emploi renouvelé du terme de guerre répond moins d’une logique purement descriptive des événements, que d’une démarche instrumentale : la rhétorique guerrière est mise au service de finalités politiques.

D’ailleurs, si l’usage du terme de « guerre » a pu surprendre, c’est aussi car celui-ci apparaît, dans une large mesure, comme un abus de langage – comme un détournement du terme de guerre par rapport à sa définition traditionnelle. Certes, Emmanuel Macron a habilement filé la métaphore, décrivant un « combat » contre un « ennemi invisible », que mènent ceux « en premières lignes » et dont « les conséquences économiques, sociales, psychologiques seront équivalentes à celles d’une guerre »[3]. De même, la rhétorique guerrière s’accompagnait chez le président d’un appel à la mobilisation générale[4], voire à des réquisitionnements (de taxis et d’hôtels, pour les soignants) – deux notions étroitement connectées à l’imaginaire de la guerre. Certes, qui plus est, le terme de guerre n’est pas toujours utilisé, dans le vocable courant, de la manière la plus rigoureuse, et des expressions populaires comme « guerre économique », « guerre informationnelle » ou « guerre contre la pauvreté » tendent à en diluer le sens premier. Néanmoins, les mots ont un sens, et le concept de guerre une définition précise, qu’il convient de ne pas perdre de vu. Ainsi, la guerre se définit par la réciprocité de l’emploi de la violence entre deux « ennemi[s] actif[s] poursuivant en pleine conscience un but destructeur »[5]. Elle est l’interaction violente de deux groupes organisés cherchant chacun « à contraindre [l’autre] à exécuter [sa propre] volonté »[6]. La guerre n’est donc pas une simple opposition entre deux rivaux ; elle se caractérise par la nature particulière des moyens mis en œuvre pour résoudre le différend qui les oppose – en l’occurrence, par le recours à la force armée. La « guerre commerciale » n’est donc pas une guerre car le critère essentiel de l’emploi de la force n’est pas rempli. De même, il est abusif de parler de « guerre contre la covid-19 » car il manque dans ce cas précis deux éléments consubstantiels à la guerre que sont, d’une part, la violence armée, et, d’autre part, un adversaire, organisé collectivement et planifiant ses actions, dans l’objectif de faire triompher sa volonté contre la nôtre.

L’expression de « guerre contre la covid-19 » n’a donc pas de sens du point de vue conceptuel. Mais elle a bien sûr une utilité politique pour Emmanuel Macron, qui cherche au travers de cette expression à accomplir au moins trois objectifs complémentaires.

Tout d’abord, s’appuyer sur une rhétorique guerrière, et donc mobiliser par là-même toutes les représentations que l’on peut se faire de la guerre comme moment dramatique, exceptionnel et brutal, est une manière de faire prendre conscience de la gravité de la situation à une population qui ne la mesure pas encore nécessairement. Emmanuel Macron se justifiera d’ailleurs, a posteriori, notant qu’il « fallait créer un électrochoc »[7]. En sonnant l’alarme au travers d’une rhétorique volontairement anxiogène, le président compte inculquer la nécessité d’une discipline personnelle (en termes de respect des gestes barrières et de la distanciation sociale notamment) alors que l’insouciance pouvait parfois prévaloir jusque-là. Il entend par ailleurs justifier les mesures absolument extraordinaires qu’il annonce au même moment : à savoir une restriction drastique des libertés individuelles, inédite « en temps de paix » comme le note le président lui-même dans son discours du 16 mars. Parler de « guerre » alerte sur le caractère exceptionnel de la crise et permet ainsi d’expliquer et de faire accepter le caractère exceptionnel des mesures prises pour y répondre.

S’appuyer sur une rhétorique guerrière permet ensuite au président de donner du poids à son appel à l’unité nationale. Rengaine politique qui réapparaît à chaque moment de crise, la référence, souvent forcée, à l’unité nationale est devenue un outil de communication quelque peu galvaudé. En couplant l’appel à la concorde nationale à une déclaration de guerre – sanitaire certes – Emmanuel Macron renoue avec les origines de cette pratique (qui remonte à la première guerre mondiale) et peut arguer que les circonstances la justifient pleinement. A Mulhouse, le 25 mars, le président déclare ainsi : « Lorsqu'on engage une guerre, on s'y engage tout entier, on s'y mobilise dans l'unité. Je vois dans notre pays les facteurs de division, les doutes, toutes celles et ceux qui voudraient aujourd'hui fracturer le pays alors que nous ne devons avoir qu'une obsession : être unis pour combattre le virus.  J'en appelle à cette unité, à cet engagement : être unis ». En l’occurrence, l’appel à l’unité est surtout un appel au silence des critiques, qui, s’il peut se justifier pour assurer un respect maximal des mesures sanitaires, n’est pas sans poser question sur le plan démocratique et avantage bien sûr politiquement le parti au pouvoir.

Enfin, si la France est l’un des très rares pays où les responsables politiques se sont appuyés sur une rhétorique guerrière dans le cadre de la lutte contre la Covid-19, cela s’explique en partie par un certain rapport à la fonction de président-chef des armées et à la figure du « grand homme ». Pour Emmanuel Macron, comme pour Donald Trump aux Etats-Unis (qui s’autodéclare « président de temps de guerre » - « Wartime president »), la référence à la guerre permet d’endosser un costume – celui de chef de guerre – qui est flatteur pour leur égo, qui s’inscrit dans les logiques institutionnelles propres au régime présidentiel de ces deux Etats, et, last but not least, qui est perçue comme bénéfique politiquement. Depuis son élection, Emmanuel Macron se plaît à entretenir une forme de mise en scène de la présidence (depuis sa longue marche solitaire au Louvre le soir de sa victoire électorale, jusqu’à l’endossement du qualificatif de « jupitérien » pour décrire son exercice du pouvoir). Nul doute que la posture de chef de guerre et de père de la Nation en temps de crise s’inscrit dans la conception qu’Emmanuel Macron se fait de cette présidence « au-dessus » du lot, de même que de son propre rôle et de sa place dans l’histoire. En cela, la rhétorique guerrière est aussi au service d’un jeu de rôle politique et institutionnel.

Adrien Schu, maître de conférences en science politique, IRM-CMRP


[1] Auditionné devant la Commission de la défense nationale et des forces armées de l’Assemblée nationale à la suite des événements de la vallée d’Uzbin ayant causé la mort de 10 soldats français, le ministre des affaires étrangères de l’époque avait réfuté l’emploi du terme de guerre de la manière suivante : « Est-ce une guerre, monsieur Ayrault ? Non, pas pour nous. C’est une mission de paix à l’appel du Conseil de sécurité des Nations unies, même si elle donne lieu à des affrontements – et il est inutile de le dissimuler au moment où nous venons de l’éprouver douloureusement – qui sont la même chose que la guerre. Mais ce n’est pas une guerre. […] Non, ce n’est pas une guerre ! C’est une bataille qui ressemble à une guerre. C’est un affrontement permanent ».

[2] Edward N. Luttwak, « Toward Post-Heroic Warfare », Foreign Affairs, vol. 74, n° 3, mai-juin 1995, p. 109-122

[3] Interview d’Emmanuel Macron dans le Point, publié le 16 décembre 2020 (https://www.lepoint.fr/politique/emmanuel-macron-tous-ceux-qui-ecrivent-bien-servent-la-france-16-12-2020-2406186_20.php)

[4] Dans le discours du 16 mars, ce thème de la mobilisation est encore peu présent (2 occurrences du terme et de ses dérivés seulement), même si c’est bien cette idée qu’Emmanuel Macron introduit juste après avoir énoncé, pour la première fois, que la France est en guerre (« Nous sommes en guerre, en guerre sanitaire, certes : nous ne luttons ni contre une armée, ni contre une autre Nation. Mais l'ennemi est là, invisible, insaisissable, qui progresse. Et cela requiert notre mobilisation générale »). Dans le discours de Mulhouse, quelques jours plus tard, le thème de la mobilisation est cette fois-ci au cœur du propos présidentiel (le discours lui-même porte sur « la mobilisation face à l’épidémie de Covid-19 », et l’on compte 14 occurrences du terme « mobilisation » et de ses dérivés).

[5] Gaston Bouthoul, Traité de polémologie, Paris, Editions Payot, 1991, p. 26

[6] Carl von Clausewitz, De la guerre, Paris, Les Editions de minuit, 1955, p. 51

[7] Interview d’Emmanuel Macron dans le Point, publié le 16 décembre 2020 (https://www.lepoint.fr/politique/emmanuel-macron-tous-ceux-qui-ecrivent-bien-servent-la-france-16-12-2020-2406186_20.php)